Caractérisation des artéfacts Nicéphore Niépce les plaques héliographiques sur métal


Bertrand Lavédrine, directeur du CRCC

 

Introduction

Explorer la matière pour qu’elle livre ses secrets…Volontairement, mais aussi à son insu, l’homme marque les objets laissant des signes qui prennent du sens avec le temps. Là où les témoignages s’arrêtent, où les textes ne nous disent plus rien et ne peut répondre aux questions des historiens, il faut tenter d’autres approches pour faire parler les œuvres. Pour obtenir ce que nos sens ne peuvent atteindre, la science dispose de techniques de plus en plus performantes qui sont mises au service de la connaissance du patrimoine.

Le musée Nicéphore Niépce (MNN) en collaboration avec le Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL), le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), le Centre de recherche sur la conservation des collections (CRCC), a engagé une études des divers objets de Nicéphore Niépce qui constituent le fonds du musée. L’objectif est de mieux comprendre la démarche de Nicéphore Niépce, de comparer la nature des objets avec les descriptions anciennes, de justifier les choix de Nicéphore Niépce, d’établir des liens entre la structure ou la composition de différents objets, afin de mieux préciser leur provenance et de nous éclairer sur leur destination d’un artéfact.

Les plaques héliographiques sur métal de Niépce conservées au musée constituent un patrimoine unique au monde témoignage du laborieux cheminement d’un homme qui aura expérimenté de nombreux matériaux avant de parvenir à inventer la photographie.

On recense treize plaques métalliques de Niépce au sein de différentes collections dans le monde, dont neuf font partie de la collection du musée. Les analyses réalisées sur ces plaques avaient pour objectif de connaître leur composition chimique afin de déterminer s’il est possible d’en apparier certaines et d’établir si ces compositions correspondent à des périodes ou des usages particuliers.

Pour ces recherches, on évite de pratiquer des prélèvements et toutes les analyses doivent être faites de façon non-destructive ou, éventuellement, micro-destructives. Pour y parvenir, les objets ont été apportés à Paris au C2RMF et analysés grâce à un accélérateur de particules. La technique dite PIXE (Particle-induced X-Ray ou Emission émission de rayons X induite par des particules chargées) permet l'analyse des éléments chimiques. Un faisceau de protons issus de l’accélérateur est focalisé sur une micro-zone. Les atomes sont excités par ce rayonnement énergétique (3MeV, protons) et émettent alors des rayonnements X qui permettent de caractériser chaque élément. Cette technique est appliquée pour l’identification des pigments, des alliages, des pierres précieuses. On obtient ainsi la composition chimique élémentaire de l’objet.

analyse des plaques du MNN au C2RMF
 

Résultats des analyses

 

Entre 2005 et 2008, huit plaques ont été ainsi analysées, sept du musée Nicéphore Niépce et deux appartenant à la Société française de photographie
 
Liste des plaques analysées
 
 
 Première campagne au cours de l’été 2005 : trois plaques du musée MNN
 
- Paysage (1975.149.2.7) : P3

- Cardinal d’Amboise (1975.149.2.5) : P1A

- Cardinal d’Amboise (1975.149.2.6) : P1B
 
 
 

Deuxième campagne à l’automne 2006 : deux plaques de la Société Française de Photographie
 
- Le joueur : P4

- La sainte Famille : P2B
 
 
Troisième campagne au début au printemps 2008 : trois plaques du MNN
 
- Le couple grec (1975.149.2.10) : P7

- Paysage circulaire (1975.149.2.12) : P9

- La sainte Famille (1975.149.2.8) : P2A

Résultats

Tableau 1 : composition chimique élémentaire des plaques héliographiques

Plaque Réf.  Ag   Fe Cu Zn As Sn Sb Pb total
    % masse % masse % masse % masse % masse % masse % masse % masse %
Joueur P4 - - 0,53 0,07 - 95,3 - 3,7 99,55
Sainte famille P2B - - 0,35 - (0,4) 51,4 3,19 44,5 99,87
Cardinal 2,5 P1A - 0,1 0,5 - 0,2 98,5 - 0,5 99,80
Cardinal 2,6 P1B - 0,03 0,3 0,01 - 94,9 - 4,5 99,74
Paysage P3 - 0,03 0,50 - - 94,9 - 4,0 99,43
Sainte famille P2A - 0,06 0,34 - - 57,0 2,9 39,0 99,30
Paysage P9 - - 0,41 - - 97,1 - 2,0 99,51
Couple grec P7 99,5 0,08 0,18 - - - - - 99,76
zones analysées sur la plaque héliographique La « sainte Famille » et « le joueur »
 

Discussion

Du point de vue de la constitution chimique ces résultats apportent un certain nombre d’informations. D’abord ils nous confirment bien que l’ensemble des plaques (sauf le « couple grec ») sont constituées d’un alliage d’étain, comme l’indiquent les textes historiques, cependant ils révèlent une différence singulière en ce qui concerne les plaques représentant « la sainte Famille » (P2A et P2B), Alors que toutes les autres sont constituées d’étain à plus de 95 % ; celles-ci comportent un alliage étain-plomb à parts presque égales. Si l’on observe le dos de ces deux plaques, on trouve sur chacune un poinçon identique : une lyre à cinq cordes dont la signification n’est pas encore élucidée, mais qui pourrait être un poinçon de contrôle de la teneur en métal. Pourquoi une telle différence ? Ceci reste à expliquer. Cet alliage n’a pas les mêmes caractéristiques physiques et chimiques que de l’étain à 95-98 %. Nous savons, d’après la correspondance, que le 2 février 1827 Nicéphore Niépce fait parvenir à Lemaître cinq planches qu’il dit « gravées sur étain pur », dont la copie d’une gravure représentant la Vierge, l’enfant Jésus et Saint Joseph, une double copie du cardinal d’Amboise (P1A et P1B) et le paysage dit du Lorrain (P3). Des deux plaques analysée de la « sainte Famille », que l’on aurait pu identifier à la « Vierge, l’enfant Jésus et Saint Joseph » cité par Niépce, aucune n’a la composition chimique requise. Ce point est à éclaircir.

détail du poinçon relevé sur les plaques « la sainte Famille »
 

Du point de vue de la morphologie, l’observation à la loupe binoculaire (grossissement de X 30), révèle trois types d’images :

- celles qui présentent une incise bien nette faites de hachures qui résultent d’une part des caractéristiques du document original (gravure) mais également de l’attaque à l’acide de la plaque métallique par Niépce (puis de son encrage), La plaque de la sainte Famille en est un exemple, elle a été conçue pour servir de matrice à la production de gravures,

détail à la loupe de la plaque « la sainte Famille »
 

-  celles qui sont constituées d’un tracé assez diffus comme la plaque « le joueur » (gravure de Charlet), L’attaque de la plaque n’est pas nette et est difficile à distinguer à l’œil et au microscope, Est-ce dû à la nature de l’image originale, une aquatinte qui n’est pas constituée de hachures comme dans les autres gravures? Sans doute, et l’on peut se demander si une telle matrice pouvait permettre de réaliser des tirages après encrage. « Le joueur » présente en revanche des demi-teintes qui permettent d’en apprécier les rendus, cette plaque constitue, à elle seule, une belle image. La correspondance de Niépce indique que la gravure originale a été acquise en mars 1827 ; époque à laquelle les déconvenues des tirages effectués par Lemaître, à partir des plaques gravées, semblent encourager Niépce à réaliser des images sur métal sans nécessairement à en faire des matrices de tirage. De surcroît, Niépce parvient à produire, en juin 1827, des images directement dans une chambre photographique, ce qui l’encourage dans la voie de la photographie sur métal, Témoignage de ces essais, il subsiste aujourd’hui la plaque « point de vue du Gras », conservée à Austin (Texas), Les analyses réalisées par le Getty Conservation Institute (Los Angelès) indiquent que cette plaque est constituée d’étain (plus de 95 %) et d’une image en bitume.

la plaque « le joueur » et détail vu à la loupe
 

- celles constituées d’une image qui n’est pas gravée dans le métal mais semble déposée à la surface, comme la plaque le « couple grec ». Le support n’est pas un métal tendre, comme un alliage d’étain qui se prête bien à l’attaque de l’acide, mais une plaque de cuivre couverte d’une couche argent, Il n’y pas de trace de gravure. Ceci peut suggérer que la destination finale n’était pas d’en faire une matrice pour réaliser des gravures, mais une reproduction sur plaque métallique de la gravure : une photographie sur plaque métallique à l’instar de la photographie « point de vue du Gras ». La nature de la substance qui forme l’image n’a pas été identifiée. Le fait qu’il s’agisse d’une plaque en argent et d’une image positive pourrait signifier qu’elle ait été obtenue par le processus d’inversion à l’iode, décrit par Niepce? La méthode est simple : une plaque argentée est enduite de bitume, elle est exposée à la lumière couverte par une gravure. Après exposition, l’image est dépouillée dans un solvant qui dissout la couche de bitume dans les zones qui sont restées à l’abri de la lumière. L’image qui en résulte est négative. Pour l’inverser on l’expose à des vapeurs d’iode, L’iode va réagir avec l’argent dans les zones non protégées par le bitume. L’iodure d’argent ainsi formé noircira à la lumière. Le bitume est dissous et l’on obtient une image positive. L’emploi d’une plaque d’argent et le rendu de l’image établissent une parenté directe avec le daguerréotype, ce qui explique les revendications de la famille Niépce lorsque Daguerre présentera son procédé quelques années plus tard.

plaque le «couple grec »
 

Conclusion

Ces travaux préliminaires montrent comment l’analyse et l’observation viennent conforter les textes historiques, apporter des éléments de compréhension et susciter de nouvelles interrogations. Il reste à étendre l’étude et l’analyse de ce corpus de plaques afin de pouvoir disposer d’une vue d’ensemble qui permette de mieux comparer les données, notamment celles conservées à Bradford (Angleterre).