L’histoire de la photographie ne reconnaît l’apport décisif de Nicéphore Niépce que depuis peu.
Dans une histoire de la photographie jamais débarrassée d’intérêts contradictoires, le fait d’avoir été le premier à exposer clairement les principes généraux de la photographie, à savoir « fixer les images des objets par l’action de la lumière », n’a pas assuré la reconnaissance de l’inventeur. Le triste épisode londonien (1827), sa mort prématurée (1833), l’intitulé officiel de l’invention, « appelée improprement » daguerréotype (1839), la revendication anglaise de la découverte par l’anglais W.H. Fox Talbot (1839-1840), ces faits se sont malheureusement combinés pour détourner l’histoire de la voie de l’équité et de la gratitude. Les travaux de Nicéphore Niépce tiennent pourtant dans l’histoire de la photographie une place incontournable par leur antériorité et par leur efficience et sans lui, Daguerre n’aurait pu présenter ses propres travaux devant Arago, largement consécutifs et dépendants de leur contrat d’association (1829-1833).
La légitimité posthume de son œuvre, Nicéphore Niépce la doit au combat mené dans un premier temps par Isidore Niépce, son fils, à Francis Bauer, l’ami anglais de la Royal Society, et aux premiers praticiens de la photographie regroupés dans la Société Héliographique. La liste des soutiens à la thèse du fils ne fera que s’élargir accueillant historiens de la photographie et savants. Et c’est Victor Fouque, un érudit local, qui va établir pour la première fois, à partir de la correspondance, un argumentaire précis, daté et circonstancié. Le mouvement s’est retourné. Louis Figuier, en 1888, appuie la thèse d’Isidore dans le troisième volume des « Merveilles de la Science ». Eugène Chevreul, qui fut président de l’Académie des Sciences en 1839, tellement convaincu de la justesse des arguments pro-niépcéens, se lance en 1873 dans une démonstration raisonnée de l’œuvre. Potonniée, en 1925, rejoint en cela par Raymond Lecuyer (1945), à l’encontre de l’historiographie officielle, impose l’idée du rôle de suiveur, donc secondaire de Daguerre. Mais, dans un épisode étonnant de l’histoire de la photographie, les recherches de T. P. Kravetz, historien des sciences dans l’URSS stalinienne, vont définitivement parfaire les contours de l’invention. Son ouvrage, à la destinée tragique, car jamais diffusé, s’appuie sur les archives détenues par l’Académie des Sciences de l’Union Soviétique et rétablit une chronologie à l’avantage de Nicéphore Niépce.
Mais c’est assurément à la Société Française de Photographie que l’on doit la réévaluation historique du rôle de Nicéphore Niépce. Il n’est pas un président de la Société qui n’ait fait de la défense et de l’illustration des travaux de l’inventeur chalonnais son cheval de bataille, assuré du soutien des meilleurs de ses membres.
Intermède. La commémoration du centenaire de la mort de Joseph-Nicéphore Niépce organisée à Chalon-sur-Saône en Juin 1933.
C’est à la Société Française de Photographie et de Cinématographie que l’on doit l’initiative des commémorations pour le centenaire de la mort de Nicéphore Niépce. Dans le but de donner le plus grand retentissement à la manifestation, la Société édita l’année précédente une circulaire : « pour rappeler cette date, en rendant à la mémoire de Nicéphore Niépce un éclatant hommage, la ville de Chalon-sur-Saône, où naquit le célèbre inventeur, s’est mise d’accord avec la Société française de Photographie et de Cinématographie, désireuse elle aussi d’affirmer, une fois de plus, la grandeur d’une découverte française qui fut si riche en merveilleuses applications. ». On battit le rappel de toutes les sociétés et organisations internationales. Albert Lebrun, le président de la République accorda son patronage et l’Etat envoya un représentant éminent en la personne de son Ministre de l’éducation nationale.
La Société Française de Photographie et de Cinématographie s’investit particulièrement dans l’organisation d’une exposition rétrospective présentée dans le cadre de la foire exposition de la ville de Chalon-sur-Saône. Cromer et Potonniée, fervents défenseurs de la cause Niépcéenne en étaient l’âme : « Dans le grand hall mis à leur disposition par l’administration de la Foire, ils décidèrent de placer au centre de l’ensemble des « Reliques de Niépce » (matériel et épreuves) et d’utiliser toutes les surfaces murales du pourtour à la présentation des principaux et des plus beaux résultats de la Photographie moderne. ». Considérant cependant que l’hommage serait imparfait sans la présentation des conséquences contemporaines de l’invention, l’exposition accumulait les usages les plus contemporains et les plus divers de la photographie. On trouvait, dans un ordonnancement étonnant, sur les murs de la Halle aux grains, micrographies, photographies aériennes, photographies médicales, etc. : le bric-à-brac de la pensée de la SFP sur la photographie considérée comme Art et Science. La Cinématographie, la Photographie des Couleurs, la Bélinographie, tout cela résultait du geste initial de l’inventeur chalonnais.
Mais l’essentiel était ailleurs. Les inaugurations se succédant, les discours du politique, du savant et de l’industriel se rejoignaient dans un bel ensemble pour faire entendre, dans ces temps de crise, la petite musique nationaliste.
M. Paul Montel, Secrétaire général de la Presse technique, ne fut pas le dernier à affirmer la prééminence de la France dans le domaine de l’image moderne, et en conséquence, à rappeler la dette impayée, sinon l’ingratitude, des autres nations : « Si l’invention de la Photographie, ce miracle de la lumière, mais aussi de l’imagination, de la ténacité et du savoir des hommes, a pu en très peu de temps donner naissance à de prodigieuses applications dans les domaines les plus variés, cela tient au fait que la France, éprise depuis toujours d’idées généreuses, a fait connaître au monde entier les détails de l’invention de la Photographie, dont elle aurait pu se réserver le bénéfice, ce qui a permis à tous les chercheurs, à tous les savants, de s’en inspirer pour y apporter successivement des perfectionnements qui n’auraient peut-être pas été aussi rapides sans le geste désintéressé de notre pays. »
Ingratitude des nations, ingratitude de l’histoire, l’inauguration du monument de Saint-Loup-de-Varennes dédié à Nicéphore, inscrivait dans la pierre ce que d’aucun n’aurait dû ignorer une « découverte prodigieuse » devenue une nécessité sociale.
Les événements se sont aussi succédés, acharnement fatal, pour retarder l’examen de l’histoire. Ainsi, en 1939, le centenaire de l’annonce de l’invention prévu à Chalon-sur-Saône devait enfin lui rendre justice. La « Drôle de Guerre » confina cette célébration en manifestation locale. La redécouverte, en 1952, par l’historien de la photographie Helmut Gernsheim du « Point de vue du Gras », « la première photographie du monde » et la publicité qui s’y affaira ne changeront rien à la donne. Il y a du hasard et du malheur dans la destinée des Niépce.
Et quand, en 1989, pour le cent cinquantième anniversaire de l’annonce d’Arago, les expositions se multipliaient et assuraient que « la photographie est un art », la figure de Nicéphore Niépce ne pouvait émerger d’une confusion commémorative affirmant le primat du beau tirage sur la reproduction.
D’où l’importance de la collection léguée par Isidore Niépce à la Société d’Histoire et d’Archéologie de Chalon-sur-Saône, abritée dans les musées de la ville depuis 1866, elle allait participer, à l’initiative de son premier conservateur Paul Jay (1972), à rétablir la position de l’inventeur dans une histoire de la photographie à refonder. Et c’est autour de cette collection, des lettres en particulier, qu’a pu se renouer le fil de l’invention.
Les lettres, les écrits de Nicéphore Niépce forment un espace d’où jaillissent et s’organisent les propositions. La pensée semble parfois confuse alors que tout s’unit et se transforme dans ce champ associé que Nicéphore Niépce appelle héliographie. La reconstitution des enchaînements, le mode discontinu de l’expression ne trahit pas l’incohérence du projet mais bien au contraire son enracinement dans la complexité du réel. Le propre de l’invention de la photographie est le mode d’être des énoncés. Les lettres nombreuses détenues au musée, leurs conditions d’émergence, la loi de leur coexistence avec d’autres énoncés, comme le traité sur l’héliographie, élaborent des principes qui posent l’évidence de la photographie. Nicéphore Niépce est le premier fasciné par ce qu’il entrevoit et réussit. Ambivalence de cette littérature qui balance entre l’humilité du faire et la fascination de la magie. Les lettres de Nicéphore Niépce valident, légitiment, mais surtout accordent un sens à l’objet. De lettre en lettre, on suit un processus, avec ses interrogations et ses doutes, un discours qui interroge la pratique. Mais par-dessus tout, les échanges épistolaires manifestent la conviction, la croyance en le bien-fondé de l’invention.
Il faut en effet disposer d’une foi sans limite pour défendre une production difficilement intelligible ! Au premier coup d’œil, l’objet lui-même, n’a rien d’enthousiasmant. Une héliographie ne diffère en rien d’une gravure, elle s’apparente pour les copies de gravures à une eau-forte « traits pour traits ». Quant aux plaques héliographiques sur métal, on se trouve face à des reproductions gravées de qualité plus ou moins inégale. L’objet héliographique est donc un terme générique, une expression façonnée par l’inventeur, conscient de ce que l’invention doit à l’action de la lumière. Le geste primordial de Nicéphore Niépce organise donc un bricolage astucieux entre différentes composantes de la chimie, des produits aux supports, la transformation de substances « photosensibles » sous l’action de la lumière. L’efficacité du processus établit des liens entre la structure chimique, pour la capture (le bitume de Judée), et la composition du matériau support, pour la révélation et la fixation (essence de lavande).
Après analyse, ce qu’il faut retenir des années d’expérimentations, de tâtonnements et d’échecs, c’est, in fine, le choix de la matrice métallique. Nicéphore Niépce, après bien d’autres tentatives, a arrêté dès 1826 son choix sur un support, un alliage d’étain, dont la qualité principale est d’être suffisamment tendre pour la taille et la gravure.
Les héliographies sur métal ne sont pas toutes de même nature. Nicéphore Niépce a découvert les vertus du bitume de Judée sous l’action de la lumière. Sur ce principe qui doit beaucoup à la technique de la gravure, il développe deux potentialités, la fixation du « point de vue » dans la chambre noire et la reproduction des gravures.
Certaines plaques métalliques, comme « la sainte Famille », avec leurs entailles propres et profondes, disposant d’un réseau de hachures précis, ont été conçues comme des matrices de reproduction. Elles donnent d’ailleurs entière satisfaction à l’inventeur : « Je ne me suis encore servi que de deux de vos gravures : l’une (le portrait de Ramus) tachée et plissée en quelques endroits, ne m’a produit qu’un mauvais résultat : l’autre représentant le cardinal d’Amboise, meilleure et mieux conservée, m’a fourni des épreuves plus fortes de ton que toutes celles que j’avais obtenues précédemment ; mais l’impression, confiée à un mauvais imprimeur du pays, manque de netteté et de correction […] ».
D’autres, comme la plaque communément appelée « le joueur », ont un dessin moins précis qui n’autorisent aucun tirage après encrage. Il faut alors les considérer comme de simples reproductions et non comme des matrices. Elles apparaissent d’ailleurs à un moment où Nicéphore Niépce (mars 1827), essuie échec sur échec avec ses tirages exécutés à partir de plaques gravées.
Durant l’été de cette même année, année cruciale pour l’invention, Nicéphore Niépce, dans l’autre direction ouverte par les qualités du bitume de Judée, obtient des images directes d’une chambre obscure. Le point de vue du Gras, une photographie, est le premier exemple abouti d’une image fixée sur une surface photosensible
« J’ai fait un point de vue qui a très bien réussi, sauf un peu de vague que je vais faire en sorte d’éviter ; mais ce genre de représentation a quelque chose de magique : on voit réellement que c’est la nature. »,
Dans l’ensemble des plaques gravées, une image, tardive (1828), la plaque intitulée le « couple grec » occupe une place particulière dans la production niépcéenne. L’image non gravée, - par ailleurs sans grand intérêt -, semble apposée à la surface métallique. L’étain a fait place au cuivre, ce dernier recouvert d’une fine couche d’argent, et l’image apparaît positive, résultat d’un processus d’inversion à l’iode, deux principes anticipant de dix ans l’annonce du daguerréotype.
Voilà donc l’héritage de Nicéphore Niépce, un ensemble qui va de la prise de vue à l’aide d’une chambre et, chose insuffisamment connue, à la photogravure. Il n’y a plus de doute aujourd’hui sur la réussite technique et l’efficacité du geste de Nicéphore Niépce. Mais il nous reste encore à mesurer les effets sur le réel de cet acte fondateur.
Ce réel que Nicéphore Niépce a réussi à reproduire, ce monde nouveau que l’on tient désormais dans nos mains, « Réalité Sensible à Domicile » (Paul Valéry), n’a pas d’équivalent. La réussite de Nicéphore Niépce repose sur la possibilité offerte à chacun d’entre nous, grâce à un appareillage simple, de rendre visible nos pensées et nos résolutions, ou du moins, de nous laisser croire en l’efficience de notre visée et pour ainsi dire de nous illusionner sur notre capacité à maîtriser le réel. Le régime général des images au temps de la photographie passe désormais de la reproduction restreinte, quasi confidentielle, à l’ère de la reproductibilité. Loin de se circonscrire à l’espace de l’illustration, l’image mécanique a étendu son domaine à la sphère de la marchandise jusqu’à s’y confondre. Elle a aussi gagné d’autres sphères stimulant l’imaginaire et la création. De simple principe expérimental au début du XXème siècle, elle s’impose indice, fragment et amulette, comme le principe fonctionnel essentiel des sociétés contemporaines. Elle est même devenue le rêve le plus fou, l’avatar parfait, la réplique analogique de nos vies.